« Apparemment les supers-héros, naguère objet d’un émerveillement fugitif, font maintenant partie de la vie de l’Amérique. Ils demeurent. Pour le meilleur et pour le pire. » Hollis Mason, Sous Le Masque

Le roman graphique d’Alan Moore se caractéristique par un portrait dystopique des supers-héros, en contradiction avec la figure classique de ces êtres extraordinaires présentée dans les œuvres de Marvel ou DC Comics. Les Watchmen ne sont pas hors du commun et rendent justice selon leurs valeurs et vision du monde. Mis au banc après la grève de la police et l’abrogation de la loi Keene, seuls les supers-héros « agrégés » par l’Etat Américain sont autorisés. Alors que Le Comédien et le Docteur Manhattan signent allégeance à leur patrie, les autres tentent de retourner à l’anonymat, sauf Rorschach qui ne raccroche pas son « visage ». « Who watches the watchmen ? » se demandent les citoyens, en écho à la locution latine « Quis custodiet ipsos custodes ? (« Qui garde les gardiens eux-mêmes ? »), remettant en cause la légitimité des supers-héros à faire régner l’ordre.

Par définition, les supers-héros sont des justiciers aux capacités extraordinaires, qu’elles soient d’ordre technologique (Batman) ou de dons surnaturels acquis par accident (Spiderman ou Hulk…) et à la naissance (Superman, les X_men…). Les Watchmen ou Minutemen agissent, eux, sans aucun pouvoir surhumain, ce qui constituent une exception dans le tableau des supers-héros, avec le personnage de Batman qui s’en crée artificiellement grâce à la technologie dont il dispose. Seul le Dr Manhattan possède des pouvoirs surnaturels. Du point des gadgets et des technologies ordinairement associés à l’image du super-héros pour l’aider à lutter contre le crime, Watchmen se distingue là aussi. L’essence de la technologie se concentre dans le Dr Manhattan, produit de la technique et symbole de l’énergie nucléaire ; Ozymandias et ses recherches scientifiques pour la création d’un monde parfait, et Le Hibou II qui dispose de son engin volant. La technologie est au service de l’utopie, de la création du monde parfait, plutôt que pour capturer les criminels.







Watchmen présente donc des justiciers, mus à l’origine par la volonté d’éradiquer le crime de New-York, et qui rejoignent en ce sens l’utopie classique des supers-héros : ils sont des utopistes et pensent que leurs actions vont rendre le monde meilleur. A la différence que ces personnages tirent un bénéfice personnel et ne sont pas à proprement parler des êtres extraordinaires. Dépourvus de pouvoirs surnaturels, la plupart d’entre eux est également dépourvue de morale, qu’elle a perdu au cours de ses années d’exercice (on notera évidemment le rôle du Comédien). Amoraux ou non, les Watchmen tirent profit de leur statut de justicier, que ce soit pour faire le bien et le goût de l’aventure comme Hollis Mason, la protection de l’Etat pour Le Comédien, la gloire et la célébrité pour Le Spectre Soyeux, pour épancher ses propres désirs psychopathes comme Rorschach ou bien par ennui… La vision d’Alan Moore des supers-héros présente une dimension plus sombre des justiciers, qui font passer leur intérêt particulier avant le bien collectif. On pourrait alors se poser la question de l’influence des pouvoirs surnaturels sur la moralité et le rôle attendu des supers-héros par le reste de la société ?

Les Watchmen ont un rôle mondial, en particulier Le Comédien et Dr Manhattan, qui sont à la solde de l’Etat Américain suite à la loi Keene. Véritables armes de guerre, ces personnages sont des emblèmes de la notion : le Comédien est enterré avec honneur et récompensé pour ses exploits militaires, le Dr Manhattan craint et respecté comme un Dieu. Cette notion du patriotisme peut être comparée à celle de Captain America. Watchmen est également la remise en compte d’un modèle : « qu’est devenu le rêve américain ? » se questionne Dan Dreiberg, même si cette critique se pose de manière uchronique, face à une société qui se fissure. L’intervention des justiciers devient internationale, en particulier celle du Dr Manhattan. Héros de guerre, il impacte sur l’avenir et modifie le cours des événements.

« Les années 60 apportèrent au monde – à côté de la minijupe et des Beatles – une chose importante entre toutes : son nom était Dr Manhattan. L’arrivée du Dr Manhattan allait rendre les termes « héros masqués » et « aventuriers costumés » aussi caducs que les personnes en question. Une nouvelle expression passait dans la langue américaine, de même qu’un nouveau et terrigiant concept atteignait la conscience de l’Amérique. C’était la naissance du Super Héros. » Hollis Mason




Le Dr Manhattan, de son vrai nom Jonathan Osterman, concentre le paradoxe de l’énergie nucléaire, entre onirisme (porteur de tous les espoirs) et destruction (« contamine » ses proches avec le cancer). Son surnom vient d’ailleurs du Projet Manhattan, nom de projet de création de la bombe H. Il provoque le classique syndrome d’attraction et de répulsion chez la population que l’on retrouve chez les supers-héros des comics, mais doublement renforcé ici car il est la métaphore du nucléaire. Il en porte toutes ses ambitions et ses utopies. A la fois symbole de la technologie et de la Nation, il est le clef de la stratégie militaire Américaine. Par son statut d’agent gouvernemental, il prend le parti de ne pas assurer la paix malgré ses pouvoirs. Ses dons surnaturels qui lui permettent de contrôler le nucléaire et le temps, qui restent sans emprise pour les êtres humains, font de lui un Dieu, aimé et craint, Américain. Ils disposent de pouvoir qui lui rendent possible de manipuler l’énergie nucléaire, la technologie, et de modifier la nature des choses. Cependant, il ne s’en sert pas pour créer un monde idéal assurant le bien être de tous : « La morale de mes actions m’achappe » (chapitre 4). En raison de son pouvoir, on s’attend à ce qu’il change le monde et devienne une sorte de guide. Cependant, son pouvoir n’a pas modifié la personnalité l’homme qu’il était avant sa désintégration. Les utopies de ce personnage se concentrent dans la technologie. La contradiction entre les pouvoirs du Dr Manhattan et l’usage qu’il en fait pose la question du rôle réel, du rôle perçu et du rôle attendu dans la société.

« Pour le plus grand bien »

Si on considère qu’il est l’incarnation du nucléaire,alors l’idée que cette technologie a modifié la face du monde est d’autant plus renforcée que l’impact de cette arme sur le Japon a déjà influencé la face de l’Histoire. On retrouve une dimension et un contexte politiques forts (que l’on pourrait trouver en comparaison dans X-Men pour la lutte des droits des mutants) qui oppose les Russes communistes et les Américains, favorable à la mise en place d’une utopie. Face à ce monde en perdition et une troisième guerre mondiale imminente, l’idée du monde idéal d’Ozymandias émerge. Homme le plus intelligent du monde, il s’octroie par ses capacités intellectuelles le rôle d’autorité et de guide. Il sort alors de son rôle de super-héros pour imposer une utopie à plus grande échelle et sa conception du monde idéal : parce qu’il est plus intelligent, il saurait mieux que quiconque décider d’un règne social idéal. Son projet consiste à déclencher une catastrophe qui détruira des millions de vie humaine, dans le but de les retourner vers un même coupable présumé, le Dr Manhattan. La solidarité entre les Nations créée par l’animosité envers un ennemi commun sera un prémisse à l’élaboration de la perfection du monde selon Ozymandias. Cette vision de l’utopie, expliquée par Claude G. Dubois dans Problèmes de l’utopie révèle que « Lorsque la réalité prend la forme de l’apocalypse, l’utopie est la seule possibilité qui laisse à l’homme le droit de croire à l’aurore. ». En mobilisant le sentiment de peur crée par l’explosion nucléaire (ou décharge supersonique) qui détruira une partie de New York, la technologie servira l’élaboration de l’utopie d’Ozymandias en annulant la menace planante d’une troisième guerre mondiale. Le monde parfait d’Adrian Veidt le place au-dessus des autres hommes dans une société constituée de héros, rendant le travail de justicier masqué fortuit. Ozymandias, dans son action, tuera des millions d’innocents, ce qu’il justifie comme un « mal nécessaire » : la mort de ces milliers de gens permettra la survie de milliards d’autres. Cette vision des choses rappelle l’attitude du Président Truman et de sa propre justification lors de l’utilisation de l’arme atomique.




« Tout le monde s’évade dans les comics et la télé, ça me rend malade »
D’autre part, on peut dresser un parallèle entre « Treasury Island », le comic des éditions EC Comics (en clin d’œil à DC Comics, maison d’édition de Watchmen) lue par le jeune homme près du kiosque à journaux. En effet, on constate une redondance entre les propos apocalyptiques tenus par le kiosquier et les aventures désastreuses du Pirate que lit son client. On observe à nouveau une mise en abyme, entre les lecteurs de Watchmen et les actualités qu’on pourrait entendre aujourd’hui.

L’influence des autres comics sur les Watchmen apparaît à plusieurs reprises dans ce roman graphique et nous place face à une mise en abyme des comics et de l’utopie des supers-héros. Ainsi, la première version du Hibou, Hollis Mason, dit dans son autobiographie fictive Sous le Masque avoir lu en 1938 Superman et s’en être inspiré dans sa volonté de combattre le crime. Les supers-héros d’Alan Moore sont empreints d’humanité, dans le sens où ils possèdent également des défauts comme le commun des mortels, en s’inspirant de la morale d’héros virtuels dans leur rêve utopique. Avec leurs travers et vices, les Watchmen restent des hommes avant d’être des justiciers et d’obéir à leur devoir qu’ils se sont imposés. Dans ce sens, Alan Moore affirme que « C’est autour de cette ambivalence que s’organise et s’articule [mon] son récit. Je voulais vraiment tordre le cou à cette pratique ancestrale voulant que les super-héros ne soient que bonté, réussite, abnégation et don de soi. Avant d’être des héros, ce sont surtout des hommes avec tous les doutes et les errances que cela implique. Des zones d’ombre qui, à [mon] sens, restent à leur place lorsqu’un justicier enfile son costume, et qui doivent logiquement en affecter le raisonnement et les actes. »


Les Watchmen ne font qu’imiter les supers-héros pour travailler à leur utopie de monde juste, par la répression des criminels dans le sang et la menace. Ils se détachent de toute notion d’extraordinaire, d’une part par l’absence de pouvoirs, et d’autres part par leur personnalité profondément humaine qui relève d’intéractions etre le bien et le mal. Ils ne deviennent qu’une élite parmi les corps de la justice. Les Watchmen jouent le rôle de « juré, jury et bourreau » en condamnant les criminels à leur manière, en leur âme et conscience. L’aspect arbitraire de leur justice les rapproche du rang de chasseurs de prime. Critiqués lors de la grève de la police, qui conduria à la loi Keene, un citoyen crie « On ne veut pas des miliciens, on veut des vrais flics ! », qui reflète ce statut auto-proclamé de « Juge, juré, bourreau ». En appliquant leur vision de la Justice, c’est leur vision du monde, de la ville idéale qu’ils appliquent, en éradiquant les sources de ce qui peut nuire au bien commun. Les Watchmen punissent pour des crimes qu’ils commettent eux même, ce qui renforce l’aspect arbitraire de leur justice. Pour exemple, Le Comédien viole Le Spectre Soyeux ou abat une femme Vietnamienne enceinte de lui. Les supers-héros seront décriés et critiqués en même temps que le modèle Américain qui les a forgés.

Le roman graphique Watchmen pose la question de la légitimité de héros ou de justiciers pour faire régner l’ordre et établir une utopie commune. « A travers nos efforts individuels, nous tâchions de rendre notre pays meilleur et plus sûr. C’est seulement quand nous nous réunîmes que les problèmes commencèrent vraiment. Je pense parfois que sans les Minutemen nous aurions peut être laissé tombé assez vite. Peut être les aventuriers costumés se seraient-ils docuement et simplement éteins. Et peut être le monde ne serait pas dans l’état lamentable où il est maintenant. » détaille Alan Moore à travers les propos de Hollis Mason.


Le roman graphique Watchmen pose la question des rôles de l’ordre et de la morale tant dans la construction d’une utopie que dans le développement technologique. Jusqu’où peut-on aller au nom du plus grand bien et de la justice ? Une utopie doit-elle pour se réaliser se libérer de morale ? La recherche du pouvoir s’accompagne de la recherche technologique, pour affirmer sa puissance et sa conquête. La technologie est-elle un prémisse à la réalisation de l’utopie ou une caractéristique qui en empêche toute élaboration ?

« La libération de l’énergie atomique a tout changé sauf notre mode de pensée… la solution de ce problème repose dans le cœur de l’homme. Si seulement j’avais su, je me serais fait horloger. »
Albert Einstein



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire